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Pou vwayajé toujou plis adan sa ki ka fè Nou

Jean Luc Divialle (alias Djolo) : pour un nouveau regard sur la genèse de la langue guadeloupéenne

Jean Luc Divialle

Jean Luc Divialle est un spécialiste de la communication et un artiste guadeloupéen qui a fait le choix de s’adonner à la recherche en découvrant les travaux des professeurs Cheikh Anta Diop et Théophile Obenga. Il s’est ainsi initialement attaché à enrichir ses connaissances sur l’Afrique et ses humanités classiques. L’acquisition de ces savoirs lui a permis de percevoir à partir d’une perspective nouvelle l’héritage africain de son île. Il a alors notamment établi qu’il existe une continuité au niveau linguistique qui permet de poser que la langue guadeloupéenne est une forme nouvelle du copte. Il a proposé le fruit de ses réflexions dans un ouvrage intitulé Woucikam, Origine égyptienne de la langue dite créole, décryptage hiéroglyphique de nos us et coutumes. Nous nous sommes entretenus avec lui afin qu’il nous présente ses travaux.

 

Pouvez-vous présenter votre parcours ?

 

J’ai fait un BTS communication qui préparait à intégrer des agences de publicité en tant que chef de publicité ou directeur de création. À ces postes, on travaille à la conception des campagnes publicitaires clés en main tant du point de vue marketing que créatif. Ensuite, j’ai intégré une école qui s’appelle Sup de création qui est l’aboutissement de cette formation. Après, j’ai travaillé pendant près de 15 ans en agence de publicité. Mon travail s’était déjà tourné vers l’émergence d’un style guadeloupéen au niveau de la publicité, particulièrement au niveau de l’image. Il y a des codes que je me suis toujours attaché à respecter.

Au cours de ma formation, je me suis heurté à des réalités. On a un module de psychosociologie de plusieurs heures et ce qui y était écrit, notamment en matière d’identification de socio-styles, ne correspondait pas à notre réalité de Guadeloupéens. Cela m’a conduit pendant mes 4 ans de formation à toujours faire 2 choses. D’une part, étudier le cours applicable à l’hexagone qui nous était donné et d’autre part, élaborer une forme de transposition de ce dernier, adaptée cette fois à ce que nous sommes réellement chez nous. Je ne le savais pas encore, mais j’étais déjà en train de toucher la notion de pensée symbolique. Nous avons aussi été formés à la sémiologie de l’image, à la grammaire du cinéma, à l’analyse des figures de rhétorique sur lesquels reposent les messages publicitaires. Ceci particulièrement pour ce qui relève de l’image, que ce soit en vidéo ou dans le print, c’est-à-dire, l’affichage ou la presse écrite. C’est une démarche qui par certains aspects rejoint la linguistique et surtout la littérature.

Depuis mes 7 – 8 ans, l’Égypte est un pays qui me fascine. Mais j’étais loin des considérations d’aujourd’hui, à savoir que c’était une civilisation négro-africaine, ça je l’ignorais. Je m’étais fait simplement la promesse d’un jour maîtriser son écriture. Finalement, c’est venu très tardivement. Après un séminaire organisé à Fouillole, il m’a paru une évidence : cette écriture nous parle d’une langue qui possède la même syntaxe, la même structure au niveau de la grammaire que notre langue aujourd’hui. Mais, j’en étais là qu’aux balbutiements. J’ai donc dû me documenter, acheter des ouvrages, commencer à travailler et c’est en tombant sur certains éléments de vocabulaire, des mots anciens, déjà en voie de disparition dans notre langue et que j’ai retrouvé dans la langue égyptienne, que j’ai été interpellé premièrement. Par la suite, quand j’ai comparé la structure de la grammaire c’est-à-dire les pronoms démonstratifs, les pronoms possessifs, la conjugaison, c’est là vraiment que j’ai compris qu’il y avait un lien. Mais, le dire est une chose, il faut donc le vérifier. Je me suis attaché à faire cela pendant plusieurs années avant de me prononcer et d’affirmer qu’il y a un lien de parenté génétique entre la langue égyptienne et la langue dite créole. Au vu des éléments nouveaux qui sont apportés, je ne peux donc pas m’aligner sur la définition qui est faite de notre langue. Aujourd’hui, je le dis de toute autorité la langue dite créole est une langue d’origine africaine.

Beaucoup de gens se laissent trop enfermer par les concepts par lesquels on explique l’apparition de notre langue, par exemple, la théorie des mélanges. Elle serait constituée de plusieurs apports, comme si on pouvait prendre un mélange de vocabulaire appartenant à différentes langues et au bout de tout cela aboutir à une autre langue. Il manque là, la colonne vertébrale, et cette colonne vertébrale, elle est africaine. C’est elle qui dicte le mode de construction des expressions, de la grammaire… En réalité, ceci repose sur ce qu’on appelle la pensée symbolique, la sémantaxe. C’est là toute la différence avec mes contradicteurs. Moi, aujourd’hui je m’attache beaucoup à raisonner en termes de pensée symbolique parce que c’est elle, en définitive qui est capable de dire si une langue est vraiment apparentée à une autre.

 

Pouvez-vous donner davantage de précisions concernant les éléments qui initialement vous ont permis d’arriver à cela ?

 

Tout a commencé avec un séminaire auquel j’ai participé et qui était animé par Jean-Philippe Omotunde en 2006. Là, nous avions travaillé sur quelques éléments de la langue qui avaient éveillé mon esprit. Par la suite, avec la consultation d’ouvrages d’autres auteurs j’ai pu approfondir la question. J’ai lu les livres du professeur Mubabinge Bilolo, le livre de monsieur Jean-Claude Mboli qui est l’ouvrage récent le plus sérieux concernant l’origine des langues africaines. Il est étudié dans plus d’une trentaine d’Universités dans le monde. Jean-Claude Mboli est un ingénieur système. C’est un scientifique qui a effectué ce travail. L’ironie du sort veut qu’aujourd’hui beaucoup de ceux qui font vraiment avancer ces questions ne soient pas forcément des linguistes de formation. Ce sont des personnes qui s’engagent sur ces questions parce que cela les passionne, parce qu’elles ont côtoyé des milieux d’étudiants en linguistique et en appliquant les méthodes de la linguistique, elles aboutissent à des résultats. De même, en classe de cinquième j’étais déjà séduit par les travaux de recherche en linguistique de ma sœur aînée.

Quand je parle de l’origine égyptienne de la langue dite créole, beaucoup pensent que je fais cela comme beaucoup trop de gens le perçoivent, que mes travaux reposent sur une idéologie, que je veux redonner du prestige à la langue dite créole en l’accolant à l’Égypte. Mais, il faut savoir que c’est une découverte accidentelle. Je ne recherchais pas cette parenté génétique. J’avais déjà quelques éléments qui m’interpellaient, mais je les avais un peu mis de côté. Je m’attachais plutôt à voir s’il n’y avait pas des liens entre 2 langues qui, à mon sens, n’avaient pas souffert de l’influence des langues occidentales. L’idée c’était de voir quel était le substrat de départ commun avant l’influence de la langue française ou des langues européennes. Pour ce faire, j’avais choisi de comparer le moyen égyptien avec la langue kali’na qui est une langue amérindienne ; ceci sur la foi des travaux de Raymond Breton qui était le 4ème missionnaire envoyé chez nous. Je m’intéressais d’abord au vocabulaire et à la structure de la langue, la syntaxe, et puis à un certain moment je suis tombé sur toute une série de formes grammaticales que présentait Raymond Breton. Cela m’a interpellé. J’avais la certitude d’avoir déjà rencontré ce type de structures ailleurs. Je me suis alors rappelé que j’avais négligé le volet grammaire de l’un des derniers ouvrages produits par Cheikh Anta Diop qui s’appelle parenté génétique du négro-égyptien et des langues africaines. La dernière partie qui traitait du vocabulaire m’avait, elle, passionné. Le volet sur l’analyse grammaticale et la parenté que l’on pouvait faire avec le wolof, le copte et d’autres langues, un peu moins. À cette heure, je manquais peut-être d’expérience. Or, Cheikh Anta Diop propose une série de formes grammaticales vers lesquelles m’a ramené le Kali’na. J’ai donc relu intégralement ce livre. J’ai alors mieux perçu ce dont parlait le professeur Cheikh Anta Diop sur la notion de langues à classe. Il est vrai qu’il y a un phénomène de permutation régulière de la consonne préfixe sans perte de sens dans les langues africaines, il y a la persistance du démonstratif égyptien pw (Pou) qui mute également suivant ce processus. Je donnerai un exemple pour permettre de comprendre ce que je veux dire et montrer que ce phénomène existe bel et bien chez nous. Si je suis à Pointe-à-Pitre, je peux dire An ja manjé. À Marie-Galante, je dirais An da manjé. Et si je suis en Martinique, je dirais An za manjé. La consonne préfixe mute, mais le sens de la phrase demeure inchangé. Pas de perte de sens. Cheikh Anta Diop a montré que ce phénomène qui existe dans les langues africaines depuis l’égyptien ancien est présent dans la langue wolof. En comparant ces formes grammaticales du wolof avec celles produites par Raymond Breton sur la langue Kali’na, j’ai commencé à mieux comprendre ce phénomène. J’ai alors compris que ma langue fonctionne sur le même mode. Là, j’ai cherché à vérifier ce fait et c’est comme cela que j’ai compris la structure de notre langue. Je me suis aperçu que toutes les formes que nous appelons aujourd’hui le guadeloupéen, le martiniquais, le haïtien, le guyanais, le réunionnais, se retrouvaient à l’origine, dans la grammaire du moyen égyptien. Tout ceci est généré par la mutation régulière du démonstratif pou de l’égyptien qui peut être traduit en français par ce, celui. C’est la base de notre grammaire à nous puisqu’en fait de cette mutation de Pou, on arrive aussi à Pa et à Ta. Sur ce Pa et ce Ta, on peut décliner Pa, Ba, Ta, La, Sa et voir la permutation de la consonne préfixée régulière sans perte de sens. Exemple : Pa-y (le sien, les siens), Ba-y (le sien, les siens), Ta-y (le sien, les siens), La-y (le sien, les siens), Sa-y (le sien, les siens). Par la suite, je me suis aperçu que le Ta c’est le démonstratif égyptien ancien, mais c’est aussi le nôtre. Et comment l’égyptien ancien construit son possessif, il va suffixer le pronom personnel au démonstratif comme nous aussi nous le faisons. Quand on dit Ta nou, il faut savoir que c’est exactement comme cela que les Égyptiens au moyen empire s’exprimaient et ils disent alternativement Pou nou, Ta nou et Pa nou. Quand je dis Pou nou, en Haïti c’est le nôtre, les nôtres et si je dis Péyi pa nou, c’est notre pays. Donc ces démonstratifs de l’égyptien ancien, on les retrouve à l’identique dans nos langues. Ces démonstratifs nous permettent donc de comprendre comment se sont constitués les possessifs de notre langue.

 

Il me semble que vous ne traitez là que de questions d’ordre phonologique, mais vous posiez précédemment que vous fondez vos propos sur l’importance de la sémantaxe. Comment établissez-vous un lien entre ces éléments ?

 

La pensée symbolique c’est la vision qu’un peuple a du monde. Il la développe à partir de son observation de la nature, de son environnement. Il construit son langage, il construit sa pensée et il construit aussi ses mœurs. Ce sont des caractères qui sont aussi indélébiles que l’ADN. La façon de penser le monde en Égypte, on la retrouve en Afrique subsaharienne et on la retrouve chez nous. Ce sont des traits qui sont persistants. Être africain, ce n’est pas une question de couleur de peau ou de naissance sur un territoire appelé Afrique, c’est avant tout une question de vision du Monde. Dis-moi comment tu penses le monde, je te dirai qui tu es.

Dans Woucikam, il y a toute une partie sur la grammaire et on dégage les lois qui permettent de comprendre comment on est passé d’une langue à une autre. Mais, ces lois répondent aussi à celles que mes devanciers ont établies et qu’on retrouve au niveau de la phonétique. Nous sommes dans des espaces dynamiques. L’histoire de l’humanité c’est avant tout une histoire de migration et chaque fois qu’un peuple se retrouve dans un espace différent il est normal que son vocabulaire en soit affecté, qu’il y ait des évolutions phonétiques. Cela répond à des lois qui sont largement établies en linguistique. Ce phénomène nous affecte aussi. Avec l’influence du français, nous avons perdu certains éléments. Les phénomènes de langues à tons sont très peu apparents de ce fait-là.

Parler de l’origine égyptienne de la langue dite créole c’est résoudre une équation mathématique. Si A = B et B = C alors A = C. A, c’est l’égyptien du moyen empire. Nous savons que cette langue a évolué. Lorsque les Grecs prennent possession de ce territoire, on l’appelle à ce moment-là le copte. Les Européens considèrent que le copte est une langue morte qui ne figure que dans les registres de liturgie des églises coptes en Égypte. Mais dire cela, c’est faire abstraction des travaux considérables effectués par Lilas Homburger, une linguiste franco-anglaise. C’est elle qui a démontré que le copte n’a pas disparu. Le copte ce sont les langues du pays Mandé, les langues dites soudanaises. Tout comme nous, dans nos différents territoires nous avons les formes d’une même langue. Donc, le copte c’est le B. Quand nos ancêtres arrivent en Guadeloupe, quelles langues parlaient-ils ? Ils arrivent avec le dernier stade du copte connu à leur époque. Au-delà des différences puisqu’on prétend qu’ils ne se comprenaient pas, au-delà du vocabulaire, de la phonétique, nous constatons qu’il s’agit de la même pensée symbolique qui a donné naissance à tout cela. Cette structure de langue copte, c’est ce que nos ancêtres amènent ici. Voilà pourquoi au contact du français, ils produisent le même type de langue, qu’il s’agisse de l’océan Indien ou qu’il s’agisse des Amériques. C’est notre C.

 

Pouvez-vous détailler ce point ?

 

Je ne pense pas qu’il y ait de création comme on le dit souvent. Les langues africaines de nos ancêtres sont encore présentes dans notre parler quotidien. Quand je vous dis Annou alé ! Savez-vous que c’est du dioula ? En Martinique, lorsqu’on demande à une personne Sa ou fè ? et qu’elle répond Man la. Savez-vous que cette réponse se fait en wolof ? Dans les rites sacrés d’Haïti, les gens commencent en disant Nou sa va lwé ! Les gens pensent que Sa va lwé ! vient du français, mais en fait c’est du Fongbé. Mi anjavalw signifie Je vous salue. Quand je dis : Mwen enmé’w, il ne se trouve aucun mot français dans cette phrase. De même, si je dis : Kouté mwen, il n’y a là aucun mot français. Cela je peux le démontrer. À partir de l’égyptien ancien, je peux montrer que la syntaxe et aussi les mots sont africains. Mais comme nous n’avons pas le recul et les outils nécessaires pour cette analyse, nous pensons faussement que ce sont des termes issus du français. Les Africains ont parlé leur langue et ils se sont retrouvés sur une base essentielle, c’est ce qui explique l’apparition de notre langue et c’est aussi ce qui explique que sur un territoire aussi petit que le nôtre, qu’il y ait différentes façons de prononcer le même mot. Il faut vraiment considérer le caractère ancien. Si je prends l’expression du chagrin d’amour dans notre langue, en Martinique on retrouve le mot Gwo pwèl. Je suppose que si je vous pose la question, vous me direz que ces mots viennent du français. On aurait alors une certaine idée de quantification avec gros et ensuite, nous avons poil. Mais comment se fait-il que le mot poil soit mobilisé pour désigner le chagrin d’amour ? C’est là que l’étude de la pensée symbolique se montre pertinente. Or, elle nous révèle qu’en égyptien ancien, le mot pour désigner le poil est un homophone de celui pour dire pleurer, gémir, se lamenter. C’est aussi un homophone qui désigne la veuve, la femme éplorée, la femme qui se lamente d’avoir perdu un être cher. Donc le mot poil est intimement lié à l’idée de chagrin. Cela signifie que la pensée symbolique, nous conduit aussi à étudier les mythes fondateurs africains, car cette veuve y existe et c’est Isis. Le mythe dit que son mari a été mis à mort. Lorsqu’elle apprend la nouvelle, elle en pleure tellement que cela déclenche les crues du Nil. Vous voyez donc qu’il y a une relation entre le poil, le fait de se lamenter, le veuvage et l’inondation. De plus, il faut savoir que se laisser pousser la pilosité, la barbe plus précisément, c’est un signe de deuil. Revenons à l’inondation, quand on exprime un gros chagrin nous disons : I pléré gwo dlo. Ce qui signifie Il en a pleuré des torrents. C’est cette persistance de la pensée symbolique qui explique pourquoi nous utilisons cette expression. La notion du chagrin est associée à la notion d’inondation. Plus extraordinaire, dans le parler des Africains-Américains, ils disent Cry a river. Ce ne sont pas les mêmes langues, mais vos ancêtres vont chercher dans la langue du dominant les éléments qui sont associés à leur expression ancestrale du chagrin, de la peine, de la douleur. Et nous Guadeloupéens, on dira lenbé. Ce mot, dans les langues congolaises est associé à la notion de liquide (mbé), mais en même temps, le mot que le scribe égyptien utilise pour signifier l’inondation fait figurer un rapace dont le nom dans les langues africaines modernes est mbéla qui est un homophone de mpéla qui veut dire se taire. Par la suite, nous avons kolembé en langue lingala qui signifie défaillir, lembisa «être démotivé», «être démoralisé», «n’avoir goût à rien», «rester prostré», «être affligé», et en langue kara : lembela «se taire». Vous voyez bien que ce sont les caractéristiques de l’individu qui a un lenbé, notre chagrin d’amour.

Par la pensée symbolique, on appréhende mieux la logique interne qui a généré ces termes. Mon but est donc d’apporter des éléments supplémentaires susceptibles de nous faire avancer.

 

Sur quelle méthode de recherche fondez-vous vos travaux ?

 

Il se trouve qu’avec les travaux de Jean-François Champollion, l’Europe entière s’est piquée d’une nouvelle science qui s’appelle l’égyptologie. Elle s’est attachée à vouloir traduire les textes de l’Égypte ancienne sur ce modèle, c’est-à-dire un alphabet qui sert à transcrire tous les termes, tous les mots. On en a appris un peu plus sur l’Égypte. Mais la langue égyptienne a plusieurs sorties. Il y a la dimension alphabétique, mais il y a aussi la dimension symbolique qui ne repose que sur une lecture analytique sur la base des langues africaines modernes. Ce n’est pas uniquement une écriture. C’est le dire d’une civilisation de la vallée du Nil. C’est une écriture qui est lisible par tous les Africains parce qu’ils ont tous la même pensée symbolique. Quand on considère les propos de Diodore de Sicile, il dit dans Bibliothèque historique, le volume 2 que cette écriture ne repose pas sur un alphabet, mais sur des liens d’homophonies et de métaphores que seul l’exercice de la mémoire permet d’assimiler. L’égyptien ancien est une langue à tons et le scribe joue avec les différents sons quand il veut écrire un mot. Il y a aussi un lien d’homophonie qui permet de dégager le concept entre tous les éléments mobilisés dans la graphie. C’est ce qui permet de dégager le concept et de comprendre le message du scribe.

Je vous ai parlé du verbe Kouté on pourrait penser qu’il vient du français écouter. Mais, c’est faux ! C’est le mot français qui provient des langues africaines. Nous avons une attestation très ancienne en hiéroglyphes du verbe Écouter. Pour écrire écouter, le scribe dessine une oreille de bovidé et une chouette. Pourquoi une telle association ? Il s’avère que le mot pour désigner l’oreille dans les langues africaines c’est koutou, c’est kouté. Mais, kouté c’est aussi le nom de la chouette. Vous voyez donc qu’il y a bien une relation d’homophonie entre les 2 éléments mobilisés par le scribe. Ensuite pour compléter cette graphie, le scribe va mettre un élément qui indique que le verbe écouter dans sa langue est un terme abstrait. Il dessine un livre c’est-à-dire un rouleau de papyrus serti par un ruban. Quand on dit Kouté chez nous, on nomme l’oreille dans les langues africaines. On nomme aussi le nom de la chouette. C’est parce qu’il y a le nom de la chouette que nous pouvons expliquer la traçabilité à travers les âges de ce mot et de son évolution. Cela je l’explique dans mon prochain livre qui s’intitule Sagesses oubliées de la langue dite créole, les pawòl a granmoun expliquées à la jeunesse.

Il faut aussi savoir qu’en 1926, Antoine Meillet a écrit un ouvrage qui s’appelle Les langues du monde et concernant l’Afrique il dit que lorsque l’on considère les éléments de vocabulaire, de syntaxe et les concepts portés par ces langues, dans le fond, l’Afrique ne parle qu’une seule langue. C’est comme quand on dit « je parle créole » et pourtant nous avons dans différents territoires des langues qui sont communes, mais qui comportent effectivement des différences. Une langue se constitue sur des cycles beaucoup plus longs que nous ne le pensons. Les premiers arrivages massifs d’Africains en Guadeloupe datent de 1643, après les dernières guerres dites amérindiennes. Pourtant, en 1770, nous avons un certain gouverneur qui écrit en quittant la Guadeloupe : «Adieu foulard, adieu madras. Doudou an mwen, i ka pati. Hélas ! Hélas ! Sé pou toujou». Donc, 127 ans après l’arrivée des premiers Africains, notre langue est déjà constituée, c’est un beau miracle !

 

Quel regard portez-vous sur la place de la langue dans nos sociétés aujourd’hui ?

 

C’est l’élément fondateur, puisque c’est lui qui porte tous les concepts. C’est lui qui permet de décrypter notre société. Aujourd’hui, on nous sort beaucoup de légendes pour expliquer l’inexplicable. Et puis, nous avons une course contre le temps. Sur la question de nos plantes médicinales, par exemple, nous perdons des informations si nous ne savons pas que le principe de la médecine chez les Africains veut qu’à chaque affection qui frappe l’Homme, corresponde une plante dans la nature qui y répond. Quand on donne à une plante le nom de Malnonmé, nous perdons des informations. Les anciens n’ont jamais dit Malnonmé, mais Malonmé. Ce n’est pas anodin. Or, on a voulu les disqualifier en disant qu’ils ne savaient pas prononcer correctement le français et donc, que ce qu’il fallait entendre de leur dire, c’était mal nommé. Alors que Malom désigne, l’homme, le mari, l’époux. Ceci signifie que cette plante traite en particulier des affections qui touchent l’homme.

Aujourd’hui, nous avons un regard léger sur notre langue parce que nous n’avons pas les éléments pour l’apprécier dans toute sa profondeur. On ne peut pas reprocher aux gens d’avoir ce regard léger sur la langue si un travail pédagogique n’est pas fait en ce sens. Pourtant, c’est l’élément fondamental qui va nous permettre de comprendre ce qu’est un Guadeloupéen. Mais, pour cela comme je l’ai déjà dit, il faut passer par la sémantaxe et la pensée symbolique. J’ai monté un atelier à la demande de certains de mes proches et là, nous plaçons la culture guadeloupéenne dans sa dimension scientifique, philosophique et spirituelle. Mais pour parler de cela, il faut connaître les mythes fondateurs. Il faut savoir dans quel cadre chaque concept porté par les mots de notre langue s’inscrit. C’est ce qui nous permet de mieux comprendre à quelle société on a affaire. Je suis rempli d’espoir en ce qui concerne l’avenir pour cette raison précise. Et, j’ai hâte qu’une majorité de Guadeloupéens s’approprient ces notions parce que cela nous permettra de dessiner un autre regard sur notre langue, sur nous-mêmes et sur l’éducation de nos enfants.

 

Cela signifie-t-il, selon vous, qu’il faudrait reconsidérer les enseignements universitaires proposés pour les études de créole ?

 

Oui, il faut les repenser, il faut les compléter.

Notre langue a une grammaire qui lui est propre. Il ne faut pas la penser par rapport à la grammaire française, parce qu’elle ne repose pas sur les mêmes concepts. Par exemple, avec l’égyptien ancien, je peux montrer d’où viennent nos pronoms personnels parce que nos ancêtres nous ont laissé des éléments qui nous permettent d’en saisir l’essence. Nous ne nous en apercevons pas, mais nous avons 5 pronoms personnels singuliers dans notre langue. C’est l’égyptien ancien qui nous permet de le comprendre. Quand je dis Mwen, quand je dis An, quand je dis Man, M’, Mo, c’est du point de vue conceptuel une seule et même chose. Je nomme le chiffre 1. J’ai conscience d’être un « Être unique ». Après, on s’aperçoit qu’il y a un lien entre le pronom personnel Mwen et celui qui est unique au niveau de la civilisation qui est le roi donc le «Mwene» et le Seigneur Dieu qui se dit en swahili «Mwenye». Nous pouvons ensuite nous adresser à un «Être unique» qui est une femme ou un homme. Et là, on peut faire comme un ancien qui pour s’adresser à sa femme lui disait tout simplement Fanm puis il continuait sa phrase. Ceci n’est que la traduction du Tw de l’égyptien ancien. Donc, on voit que le pronom français Tu est arrivé et qu’il s’est substitué à l’ancienne façon de dire Tu, en nommant la femme. Et cette ancienne façon de désigner la femme c’est Tou, devenu To en Guyane (mais anciennement aussi en Guadeloupe) et qui, en français a donné «tu».

 

Vous invitez donc à la création d’un nouveau champ de recherche ?

 

Le champ de recherche existe. Il est là. Il faut juste des ouvriers qui acceptent d’y travailler.

 

Sur le campus de Schœlcher de l’Université des Antilles, il y a un département dans lequel il est possible de réaliser des études de créole. Avez-vous eu l’occasion de vous rapprocher des chercheurs de ce département afin de présenter vos travaux ?

 

J’ai eu l’occasion de présenter mes travaux aux étudiants de l’INSPÉ en Martinique, mais pas encore en Guadeloupe. Il était question que je présente mes travaux sur le campus de Schœlcher, mais à cause des événements que nous vivons cela a dû être reporté. Donc, ceci est en suspend pour le moment, mais cela viendra certainement.

 

Avez-vous déjà communiqué avec des chercheurs de ce département ? Comment vos idées ont-elles été perçues ?

 

Oui, bien sûr. J’ai rencontré un certain nombre d’entre eux. J’ai eu l’occasion de donner des conférences auxquelles ils ont participé. Ils s’aperçoivent en effet qu’il faut analyser et enseigner notre langue sous une autre perspective.

Les chercheurs jusqu’à maintenant ont pu amorcer un travail remarquable. En grammaire particulièrement ne considérant pas la pensée symbolique, ils n’ont pas pu établir certains liens logiques qui existent dans notre langue. Jusqu’à maintenant, on s’attache à faire des comparatifs entre la Guadeloupe et la Martinique ou avec d’autres langues par exemple. C’est ce qu’a fait Jean Bernabé. Mais, la voie d’aujourd’hui c’est la transversalité. C’est de penser cette langue comme une nouvelle famille de langues qui est en réalité le dernier stade connu du copte. Nous avons produit le C à partir du copte parlé dans le pays Mandé mais aussi des langues congolaises, d’où sont issus nos ancêtres.

La langue de l’Égypte ancienne c’est le Cikam. Le mot hiéroglyphe est venu du grec. Les Égyptiens n’ont jamais désigné leur langue ainsi. J’ai proposé le terme Woucikam pour désigner ce dernier stade connu du copte que nous parlons sans nous en rendre compte. De fait, nous reparlons (wou, préfixe de la répétition) la langue de nos ancêtres (Cikam) voilà ce que l’on nous demande de désigner sous le vocable créole. Les jeunes qui s’engagent dans l’enseignement de la langue, je voudrais qu’ils soient incollables sur notre langue, quel que soit le domaine. Nos enfants ont ne leur dira pas : puisque vous êtes Guadeloupéens, enseignez en Guadeloupe ! Demain, nous pourrons leur dire sans problème : il y a un poste qui se libère à la Réunion, allez-y ! Et ils seront compétents pour y aller.

 

Que pensez-vous donc de la place du créole à l’école à l’heure actuelle ?

 

Aujourd’hui, je viens de produire un ouvrage qui s’intitule Sagesses oubliées de la langue dite créole parce que j’ai à cœur de replacer les dires de nos anciens dans leurs dimensions philosophiques, scientifiques et spirituelles. Il y a encore beaucoup à faire et nous pouvons vraiment y intéresser nos enfants.

Aujourd’hui, je crains, si nous restons sur ces 2 éléments : apprendre à bien lire et apprendre à bien écrire la langue, que d’ici une vingtaine d’années nous risquions d’avoir des jeunes qui nous disent : « ça ne nous intéresse pas !». Il nous faut partir à la reconquête de ce qu’est véritablement notre langue du point de vue de la grammaire, de la syntaxe, de ses mythes fondateurs, de sa pensée symbolique, de sa dimension scientifique, de sa dimension philosophique. Comme ça nous pourrons donner aux jeunes l’envie de se dépasser et d’apprendre leur langue.

 

Tout ce à quoi vous faites allusion est généralement transmis en français. On ne peut donc pas faire vivre la langue ainsi.

 

Au contraire, nous en avons la capacité et c’est précisément ce qu’il nous convient de faire. Personnellement, je n’en suis plus au stade de l’expérimentation. Nous avons matière à enseigner cela à tous nos jeunes, en tenant compte de leurs niveaux respectifs. La rubrique Eda misso que j’anime à la télé est l’une des plus suivies par les téléspectateurs de Canal 10. Nous sommes peut-être le seul pays au monde qui dispose d’une émission où l’on peut causer hiéroglyphes à une heure de grande écoute avec un programme qui passionne petits et grands. Croyez-moi, l’attente est là. Mon dernier ouvrage est une réponse à cette soif de savoir que manifestent les fidèles de cette rubrique d’à peine 10 minutes depuis trois ans. Il consiste en une série de douze enseignements ludiques qui explorent ces aspects et plus encore. On y parle du big-bang, des lois tels l’expansion de l’Univers ou la gravitation, de la place de la femme en tant que porteuse de la civilisation. Tout ceci est caché dans les expressions les plus anodines de nos anciens et dans nos contes. C’est l’usage de notre pensée symbolique qui nous permet de replacer tout cela, dans leurs contextes initiaux où la science n’est jamais trop loin. Et pour cause, nos mythes disent la science la plus avancée de notre temps. Voilà pourquoi je parle de réforme de son enseignement. Il faut désormais compléter les contenus pédagogiques de la somme nouvelle de ces savoirs. Voilà pourquoi je suis très optimiste. Cela ouvre à la recherche.

Pour le moment dans mon domaine, je suis tout seul. Mais aujourd’hui, je suis en mesure de dire ce qu’est un Léwòz. Qu’elle est la raison fondamentale de ces danses. Qu’elle est la signification de nos rythmes. Je suis capable de le transmettre d’un point de vue philosophique, mais aussi du point de vue des valeurs civilisationnelles dont nous avons hérité. L’avenir est là ! Je suis en mesure d’expliquer ce qu’est la Tousen chez nous. Pourquoi prend-on des Ben démaré ? Il ne faut pas que les gens continuent d’avoir peur de ce qu’ils sont. Il faut qu’ils l’assument parce qu’en réalité, on s’aperçoit que la société guadeloupéenne, comme beaucoup de sociétés africaines, est une société énergétiquement hygiéniste. On ne laisse pas des énergies négatives perturber notre environnement. C’est la raison pour laquelle on prend tout le temps des bains, à la mer ou à la rivière pour se nettoyer, on nettoie sa maison, etc. Tout ce qui nous concerne, tout notre Être repose sur l’étude de la langue.

C’est en considérant tout cela, en permettant à la recherche de se développer sur ces questions que nous pourrons repenser la façon d’aller vers les jeunes pour l’apprentissage de la langue parce que ce n’est pas simplement une langue à parler, c’est une civilisation à vivre et à transmettre.

 

Que pensez-vous de l’intégration de la langue dans la sphère de l’écrit ?

 

Aujourd’hui, malheureusement, l’écrit a perdu de sa force parce que l’on a beaucoup basculé vers le français dans les arts, notamment dans le domaine de la musique. Le fait qu’il y ait de nouvelles technologies, on lit, on écrit, mais on ne se soucie pas de l’orthographe. C’est vu aussi comme quelque chose de désuet. Mais, enseigner notre langue c’est un engagement de renaissance. Le but aussi c’est qu’en tant que peuple on se renforce sur nos valeurs civilisationnelles, nos valeurs originelles. C’est regagner en estime personnelle. La question de lire ou écrire ne se posera plus lorsque nous aurons retrouvé notre estime personnelle. Ce sera un élément naturel.

 

Que souhaitez-vous dire afin de conclure cet entretien ?

 

Il faut savoir que tout le travail qui a été fait par nos devanciers et qui se poursuivra encore dans les années à venir pose la question du modèle de société dans lequel nous voulons vivre. À l’heure où l’on constate que les concepts qui ont permis d’établir le modèle de société dans lequel nous évoluons actuellement sont en train de s’écrouler, il est important que nous pensions notre éducation et tout ce que nous faisons par rapport à notre pensée symbolique. Tout ce que nous faisons, tout ce qui nous est arrivé est porté par la langue. C’est, comme le disait feu Alain Anselin, la boîte noire de notre civilisation. Donc, c’est un outil formidable pour nous permettre de nous reconstruire et de tracer de belles trajectoires sur tous les plans qu’il s’agisse de la médecine, de l’administration, de la politique, etc. Ce que les Africains savent le mieux faire c’est créer des civilisations et des civilisations qui durent sur plusieurs milliers d’années. Copier le modèle des autres ne nous a jamais réussi. Si ici nous sommes conscients de cela, nous allons repenser tous les éléments de l’éducation et de notre société sur cette base et je vous garantis que ceci est juste enfoui en nous. C’est comme notre ADN, ça ne se perd pas. Il suffit de le réveiller et on peut se reconstruire sur des valeurs vraiment positives.

Aussi, j’invite nos chercheurs à s’intéresser à la méthode Kuma initiée par Dibombari Mbock. C’est la méthode analytique de notre langue classique. Il nous faut repartir sur des bases nouvelles et repenser la vision que nous avons de notre langue. Et je souhaite dire aux jeunes que nous sommes une civilisation de la connaissance alors je demande aux jeunes de s’intéresser très fortement à ce que nous disons. Leur évolution, leur réussite sont intimement liées à cela.

 

 

Syanséka

Originaire de Guadeloupe, j’aime observer le réel et partager le fruit des lectures qu’il se plaît à m’offrir.

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